L'effet lemming

Le lemming est un petit mammifère vivant dans les régions arctiques. Une de ses particularités est de migrer massivement. D'après une légende (fausse), lors de ces migrations, les lemmings ne s'arrêteraient devant aucun obstacle, au péril même de leur vie. En particulier, ils se jetteraient par milliers dans l'océan du haut de falaises, arrivés au bout de leur périple.

Je ne peux m'empêcher de trouver certaines similitudes avec notre propre parcours. Même en ayant parfaitement conscience des problèmes au-devant desquels on va, quelque chose nous pousse à continuer. Comme une conviction sourde et impérieuse qui nous intime que là est le chemin, même s'il nous mène à de grands dangers.

Pourtant, nous connaissons toutes les risques d'une transition: déchirement familiaux, pertes de son conjoint, éloignement de ses enfants, isolement affectif, perte d'emploi ou harcèlement moral, insultes répétées dans la rue, discriminations diverses, risques d'accidents cardio-vasculaire ou de cancer à cause des hormones, de problèmes hépatiques et de dépression sévère avec l'androcur, sans compter les complications post-opératoires de la vaginoplastie et les risques liés à cette très lourde intervention.

Et pourtant, même en sachant tout ça, on avance. Droit devant.

Certes, pas toujours à la même vitesse. Pour commencer, on peut mettre beaucoup de temps à démarrer, souvent des dizaines d'années. Mais une fois en route, on chemine, inexorablement, vers un mieux être espéré.

On ne passe pas non plus toutes par les mêmes étapes (tout le monde ne prend pas les mêmes médicaments ni n'a la même situation familiale). Nous n'avons pas non plus toutes la même destination: le but est le mieux-être, pas de coller à un stéréotype. Sinon, on va directement dans l'océan sans jamais avoir accès à la case 'bonheur', mais c'est un autre sujet... Donc certaines souhaiteront la vagino, d'autres pas. Certaines ne souhaiteront pas vivre leur féminité en toute circonstance. Etc. Il y a mille façons de vivre sa transidentité.
Mais le principe du cheminement reste commun pour nous toutes: une recherche de soi-même, d'un mieux-être social, physique et moral. En allant au devant de difficultés considérables.

Ce qui semble amusant, c'est qu'au tout début, on est terrorisées pour tout. Le simple fait d'oser porter un t-shirt de fille caché sous deux pulls bien virils et une veste pour aller chercher en toute hâte notre courrier nous terrorise. Mais là encore, on sent tout de même qu'il faut qu'on le fasse, qu'en en crèverait de ne pas commencer à faire ce genre de choses.
Et puis, le temps passant, on a de moins en moins peur. Soit par raison, soit par une inconscience croissante. Mais le fait est que l'on effectue certains actes et franchissons certaines étapes que l'on ne se serait jamais crues capables d'être en capacité d'affronter, parfois quelques mois plus tôt seulement.
Parfois, on se dit "arf, qu'est ce que j'ai été bête de ne pas oser avant!". Mais souvent, on se dit aussi: "je sais que c'était du délire, mais bon, je n'y peux rien, je devais le faire, et je continuerai dans cette voie, même si je vais au casse-pipe".

Bon, on n'est pas non plus totalement stupides et on essaye évidemment autant que possible de limiter la casse, en faisant en sorte que la transition se passe pour le mieux. N'empèche que l'on ne renoncerait pour rien au monde à devenir qui on se sent au plus profond de soi, à pouvoir vivre en tant que femme, enfin. Car, si on renonce à tout ça, quel intérêt de mener une vie qui n'est pas la notre, finalement?..

En ce sens, et malgré les apparences, tout ceci ne relève absolument pas d'un "choix". Le seul choix consiste à s'accepter ou se refouler. Mais le choix n'est pas de se dire "tiens, et si je devenais une femme?", contrairement aux idées reçues.
C'est vraiment quelque chose qui nous pousse à avancer, tout au fond de nous, quelque chose qui nous dit que notre bonheur dépend de cette progression. Et c'est vrai qu'on se sent infiniment mieux chaque fois qu'on avance!
Un peu comme un instinct de survie. Sauf que cet instinct de survie qui nous fait avancer toujours tout droit peut aussi bien nous mener dans une verte prairie que tout droit dans le glacial océan arctique...

Ceci dit, je ne crois pas que tout ceci soit totalement irraisonné. Ce n'est pas parce qu'on fait quelque chose qui paraît démentiel aux personnes n'ayant aucune idée de ce qu'est la transsexualité, ni que l'on va en toute connaissance de cause au devant de difficultés sociales et médicales, que l'on est folles.

Une mère dont l'enfant aurait été kidnappé à l'autre bout du monde et qui décide de quitter son travail pour partir à la recherche de son enfant à travers le monde en infiltrant les différentes pègres locales est-elle folle? Non. Car dans cet exemple, tout le monde est capable de comprendre la douleur que vit cette femme et sa motivation. Par conséquent, même si on reconnaît qu'elle se met dans une situation très dure, on ne lui en tient absolument pas rigueur. Au contraire, on l'admire pour son courage et sa détermination. On pourrait aussi parler d'"effet lemming" pour toutes les mères qui vivent ça.

Nous, on passe pour folles, insouciantes ou égoïstes parce que, contrairement à l'exemple précédent, les gens ne comprennent pas notre motivation. Ils n'ont aucune idée de ce qu'on vit intérieurement. Donc ne peuvent éprouver une quelconque empathie à notre égard.

Nous sommes des lemmings incompris.